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mercredi, 01 novembre 2006

Carnet de voyage ... dans l'alphabet

Y. avez – vous remarqué combien l’Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? L’arbre est un Y ; l’embranchement de deux routes est un Y ;le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d’âne ou de bœuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y. Toutes les lettres ont d’abord été des images. La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans l’alphabet. La maçonnerie, l’astronomie, la philosophie, toutes les sciences ont là leur point de départ, imperceptible mais réel ; et cela doit être. L’alphabet est une source.
A, c’est le toit, le pignon avec sa traverse, l’arche, arx ; ou c’est l’accolade de deux amis qui s’embrassent et qui se serrent la main ; D, c’est le dos ; B, c’est le D sur le D, le dos sur le dos, la bosse ; C, c’est le croissant, c’est la lune ; E, c’est le soubassement, le pied-droit, la console et l’architrave, toute l’architecture à plafond dans une seule lettre ; F, c’est la potence, la fourche, furca ; G, c’est le cor ; H, c’est la façade de l’édifice avec ses deux tours ; I, c’est la machine de guerre lançant le projectile ; J, c’est le sac et c’est la corne d’abondance ; K, c’est l’angle de réflexion égal à l’angle d’incidence, une des clefs de la géométrie ; L, c’est la jambe et le pied ; M, c’est la montagne, ou c’est le camp, les tentes accouplées ; N, c’est la porte fermée avec sa barre diagonale ; O, c’est le soleil ; P, c’est le portefaix debout avec sa charge sur le dos ; Q, c’est la croupe avec sa queue ; R, c’est le repos, le portefaix appuyé avec son bâton ; S, c’est le serpent ; T, c’est le marteau ; U, c’est l’urne ; V, c’est le vase (de là vient qu’on les confond souvent) ; je viens de dire ce que c’est qu’Y ; X, ce sont les épées croisées, c’est le combat ; qui sera vainqueur ? On l’ignore ; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les algébristes pour le signe de l’inconnu ; Z, c’est l’éclair, c’est Dieu.
Ainsi, d’abord la maison de l’homme et son architecture, puis le corps de l’homme, et sa structure et ses difformités ; puis la justice, la musique, l’église ; la guerre, la moisson, la géométrie ; la montagne, la vie nomade, la vie cloîtrée ; l’astronomie ; le travail et le repos ; le cheval et le serpent ; le marteau et l’urne, qu’on renverse et qu’on accouple et dont on fait la cloche ; les arbres, les fleuves, les chemins ; enfin le destin et Dieu, voilà ce que contient l’alphabet. Il se pourrait aussi que, pour quelques-uns de ces constructeurs mystérieux des langues qui bâtissent les bases de la mémoire humaine et que la mémoire humaine oublie, l’A, l’E, l’F, l’H, l’I, le K, l’L, l’M, l’N, le T, le V, l’X, et le Z ne fussent autre chose que les membrures diverses de la charpente du temple.

Victor Hugo